Nouvelle écrite pour le défi n°5 du blog « En quête de mots » en mars 2012.

Contraintes à respecter :
– le titre : L’abri 
– une scène de sexe, détaillée ou suggérée, le but étant principalement d’esquiver la contrainte de façon originale
– l’histoire doit se passer (au moins en partie) dans un bar, une taverne ou un débit de boisson quelconque
– il faut intégrer la phrase « En même temps, c’est pas facile avec un doigt dans le nez »
– un personnage doit manger quelque chose d’inhabituel
– Utiliser les mots : pirouette, confetti, jambon, translucide et amphigouri

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L’abri.

« … Et là, le type répond : «En même temps, c’est pas facile avec un doigt dans le nez ! » ! »

Suspendu dans un geste d’attente, le sourire béat, les sourcils relevés, il me dévorait du regard, à l’affût du moment où mon rire briserait le silence pesant de la salle presque vide. Il y avait quelque chose de triste à le voir raccroché au moindre frémissement des muscles de mon visage, comme un chien guettant avec envie une tranche de jambon laissée sans surveillance sur une table.  J’esquissais un sourire poli mais il fallait se rendre à l’évidence : ce n’était pas drôle.  Ma politesse n’estompa en rien sa déception. Son expression se décomposa peu à peu. Il se réinstalla droit sur son siège face au bar, la mine déconfite, et se replongea dans la contemplation de son verre.

« J’vous l’avais dit, finit-il par déclarer après un moment, je suis le clown le plus lamentable de cette ville… Peut être même de ce pays ! »  Il ponctua sa phrase par un lever de verre théâtral, dont il goba le contenu bien trop alcoolisé en prenant soin de ne pas buter contre son nez rouge en plastique.

C’était la première fois que je mettais le pied dans ce bar et il ne m’avait pas fallu plus d’une minute pour comprendre que quelque chose d’hors norme se dégageait de ce lieu. Ce n’était pas d’une évidence flagrante, qui aurait sauté aux yeux du premier venu. C’était une subtilité dans l’ambiance générale. Les banquettes en cuir rouge étaient trop vides contre les vitraux verts des fenêtres, les affiches de boissons gazeuses étaient trop vintage et le nom du bar en néons bleus était trop grésillant sur le mur en briques du fond. Le silence aurait pu provoquer des acouphènes s’il n’y avait pas eu le bruit des verres s’entrechoquant. On n’était pas très éloigné d’une scène de western, le barman chauve essuyait des pintes d’un mouvement circulaire avec un torchon, tandis qu’un cow-boy solitaire était plongé dans les profondeurs d’un verre de  whisky. Sauf que le cow-boy était un clown et le barman un colosse de près de deux mètres aux mains gigantesques. Pendant une demi-seconde j’avais envisagé de rebrousser chemin mais il était trop tard pour trouver un bar encore ouvert dans le quartier et ma gorge était trop desséchée. Je m’étais installé sur un des hauts tabourets du comptoir, pas loin de l’excentrique maquillé, à une distance raisonnable n’invitant pas explicitement à la discussion tout en indiquant clairement une volonté de me mêler de ce qui ne me regardait pas. Comment il en était arrivé à me raconter cette blague, je ne me l’expliquais toujours pas.

Brisant le calme ambiant, la voix caverneuse du barman m’extorqua les quelques pièces nécessaires pour payer la commande qu’il déposa devant moi, ainsi qu’un pourboire bien plus généreux que je ne l’aurais souhaité. Le verre minuscule contenait d’un liquide rose bonbon. Il dégageait une odeur intrigante, doucereuse, comme de la fraise ou de la barbe à papa peut être.

“Qui appelle son cocktail le plus fort “La Pirouette ? demandais-je un peu amer.”

L’hôte et son comparse échangèrent un regard rapide, avant de se mettre à rire dans leur barbe.

“C’est parce que ça retourne tout, des entrailles au cerveau, répondit le clown. On fait un tour à 360° dans le sens de la longueur et quand on revient en position de départ, on est plus tout à fait le même. Pas vrai, Isaac ?

– J’l’ai nommé d’après ta description, Georges. Alors un peu que c’est vrai !”

Plus j’inspirais les vapeurs de cet alcool et moins il attirait ma confiance. Mais j’avais besoin d’un remontant alors, sans laisser mon hémisphère droit négocier plus longtemps avec le gauche, je saisis le verre et le vidais d’un trait. C’était brûlant, sucré à l’écœurement et le sol n’avait jamais été aussi agréable sous ma joue. Dans le flou, il me semblait flotter dans un parfum de poudre. Il me fallut quelques minutes pour comprendre que le clown m’avait remis sur pieds.

“Vous m’avez l’air d’un homme qui ne sait pas ce qu’il fait ici à cette heure de la nuit, dit-il en me laissant agrippé à mon tabouret. Qu’est-ce qu’il vous est donc arrivé pour terminer votre route dans notre impasse ?”

La tête me tournait terriblement, ma langue était engourdie et chaque mot qu’il prononçait se répercutait sur les parois de mon crâne avec une violence inouïe. Dans un effort qui me parut surhumain, je me hissais sur le tabouret. Malgré toute ma volonté, aucune phrase cohérente ne se formait dans mon esprit embrumé, ce qui était plutôt une chance puisqu’aucun son intelligible n’aurait pu sortir de ma bouche pâteuse.

“Laisse-lui le temps de reprendre ses esprits, Georges, proposa le géant. Si je me souviens bien, tu as bien mis deux heures avant de réussir à la ramener la première fois que tu y as goûté.
– T’as raison, je m’emballe. Les neurones, ça se régénère pas en deux minutes.”

Tandis qu’ils continuaient leur conversation, qui prenait parfois des allures d’amphigouri, et que les minutes s’étiraient, des picotements dans mes membres m’indiquèrent que mon cerveau retrouvait progressivement sa connexion avec mes terminaisons nerveuses. J’attendis encore un peu que ma vision redevienne nette pour commander un autre verre.

“Fini de rire Isaac, dis-je fermement pour tenter de compenser mes syllabes traînantes. Vous me mettrez une boisson d’homme, n’essayez plus de m’entortiller avec votre sirop contre la toux !” Je ne savais pas pourquoi j’avais dit cela. Sans doute un effet secondaire de mon verre précédent.

“Et ce sera quoi ? demanda Isaac, visiblement amusé.

– Un jus de carotte, de la vodka et une rondelle de citron… Avec une paille. J’aime bien les pailles.”

Le colosse s’exécuta, un sourire subrepticement collé à ses lèvres. L’alcool ayant délié ma générosité, je lui payais mon dû sans en réclamer la monnaie. D’après son expression ravie, les deux zéros qu’il m’avait semblé apercevoir sur le billet n’étaient peut être pas le fruit de mon imagination. Sans me laisser le temps de réagir, il l’enfourna dans une poche de son pantalon, m’empêchant d’aller le récupérer, autant par décence que par peur de ce qu’auraient pu m’infliger ses mains énormes.

La porte s’ouvrit violemment, me tirant de mes pensées financières. Dans l’encadrement apparut un petit homme vêtu d’un pagne de tissu enroulé autour de sa taille comme une couche pour adulte. S’il n’avait pas eu une barbe épaisse et un turban, on aurait très bien pu le confondre avec un bébé bien dodu. De quarante ans et d’un mètre cinquante certes, mais un bébé tout de même. Pendant que la porte se refermait en un grincement strident sur la pluie nocturne, il s’approcha à pas courts du bar pour s’installer à la place vacante entre l’hurluberlu aux chaussures couinantes et mon tabouret.

« Salut Bharat ! lança le barman.
– Salut Isaac ! répondit l’homme au turban.
– Comme d’habitude ?
– Ouaip, sans cure-dent pour mon olive. »

Avec ses pieds nus disproportionnés et ses genoux protubérants, il s’accordait merveilleusement avec l’endroit finalement. Le tenancier sorti un verre à pied qu’il posa devant le nouveau venu. Il remonta ses manches, laissant deviner des bras sous ses tatouages, et s’appliqua à secouer un shaker avec énergie. Une fois l’ustensile maltraité, il versa son contenu incolore dans le verre, y fit plonger une olive verte, puis l’avança vers le rondouillard dévêtu.

« Bonne soirée ? interrogea le clown en levant un sourcil démesuré.

– La salle était presque vide, se désola le petit homme. Le serpent s’est fait la malle, j’ai des cloques aux pieds et on m’a réclamé le coup du sabre.
– Pas moyen de combler le numéro ?
– J’ai tenté quelques classiques mais j’ai l’impression que le public est resté sur sa faim. »

Je n’avais pas particulièrement envie de jouer au jeu de interactions sociales mais cela valait mieux que de laisser mes pensées à leur libre cour et il fallait aussi se rendre à l’évidence, ce n’était pas tous les jours qu’on rencontrait des individus aussi fascinants. Je bus une gorgée de mon breuvage pour reprendre mes esprits et m’insinuais dans la conversation.

« Vous faites dans le spectacle, vous aussi ? demandais-je.
– Bharat O’Rama, le fakir venu du froid, ça vous dit quelque chose ? rétorqua le bonhomme aux pieds nus.
– Pas le moindre du monde. Vous êtes connus ?
– Dans le quartier, beaucoup. Dans le show business, un peu moins. Je suis en représentation tous les soirs dans le théâtre voisin, le «Grandiose ».
– Et votre tour fétiche, c’est quoi ? Marcher sur un tapis de clous ? Entrer dans une boîte minuscule ? Cracher du feu ?»

Au fur et à mesure que j’énumérais ces numéros, l’homme se redressa en plissant le visage d’un air de dégoût, ce qui semblait amuser Georges à côté de lui.

« Non, je ne fais pas tout cela, expliqua-t-il en gardant son expression crispée. J’ai essayé de reprendre le flambeau de mon père qui était un excellent artiste mais ce n’est pas mon truc. Je suis claustrophobe, j’ai la gorge sensible et une peur bleue des aiguilles comme de tout ce qui est coupant. Je me suis essayé au coup de la corde qui s’envole et que j’escalade ; il se trouve que j’ai aussi le vertige…
– Il reste toujours le fait de marcher sur des braises brûlantes, proposais-je en craignant de l’embarrasser d’avantage
– Il m’arrive de le faire mais pas trop souvent à cause de ma peau sensible. Sinon j’ai le serpent qui sort de son panier quand je joue de la flûte… Du moins, les fois où je ne perds ni la flûte ni le serpent. »

Je ne savais pas si c’était sa petite taille ou son regard de chien battu mais j’eus l’envie incompréhensible de lui tapoter le turban avec compassion et de lui donner un panier près du feu.

« En tout cas, c’est un sacré nom que vous avez, dis-je en reprenant ma dégustation.
– Mes grands-parents hindous ont immigré en Irlande, dit-il en sirotant son martini, visiblement plus détendu. Ils ont fait ajouter la particule, pour faire plus local. »

Mon hochement de tête accompagna le point final de cette phrase. Je sentais que ce qui passait entre les trois compères ne nécessitait pas de mots. C’était le genre de situation où le silence peut durer sans que personne ne le remarque ou ne s’en plaigne. N’ayant jamais su lire les gestes, et encore moins les pensées, je posais une question pour que l’échange revienne dans des sphères où je pouvais le comprendre.

« Vous avez l’air d’être des habitués, constatais-je, vous vous connaissez depuis longtemps ? »

Isaac, qui devait avoir compris mon malaise, saisit cette occasion pour parler.

« J’ai ouvert ce bar il y a bientôt cinq ans, m’expliqua-t-il. Je voulais débuter une nouvelle vie, celle que j’avais ne me convenait plus. J’en avais marre d’être sans cesse sur la route et de ne pas avoir un vrai toit au-dessus de ma tête. Et quand, comme moi, on a pas beaucoup de cheveux sur le caillou pour se protéger, mieux vaut s’assurer d’avoir du solide. (Il prononça cette dernière phrase en l’entrecoupant de quelques éclats de rire.) Georges est un de mes premiers clients. En fait, il a même commencé sa carrière ici ! »

Tandis que je me tournais vers le clown, il prit une pose nonchalante à mon intention.

« Oui, c’est vrai, avoua-t-il comme un enfant pris en flagrant délit la main dans une boîte de bonbons. Croyez-le ou non, mais j’étais chanteur de blues avant d’enfiler ce costume ridicule ! »

Mon air incrédule dû trahir mon doute car Isaac appuya sa déclaration d’une expression approbatrice.

« Et comment vous en êtes arrivés au burlesque ? demandais-je, en espérant lui faire oublier ma première réaction.
– C’est une longue histoire, annonça le comédien maquillé en agrippant son verre solidement. J’aimais les grands classiques et Issac me laissait chanter avec mon guitariste. L’ambiance était bonne les soirs où j’étais sur scène. Les gens semblaient heureux, j’avais une salle comble qui me couvrait d’une pluie d’applaudissement à chaque morceau. Même si ça ne payait pas toutes mes factures, j’étais heureux d’être là. Un jour, un cirque s’est arrêté en ville. Ils sont tous descendus boire un verre ici. Je n’ai pas compris tout de suite mais quand l’un des clowns de l’assistance est venu me voir après le spectacle, il m’a fait la plus grande révélation de ma carrière. »

Il avala une gorgée de sa boisson pour soulager sa voix qui s’était doucement brisée.

« C’était celui qui allait devenir mon compagnon de scène, poursuivit-il. Il m’a félicité pour mon numéro comique et m’a demandé si je souhaitais utiliser mon talent pour rallier une troupe itinérante. Sur le coup, je n’ai pas percuté. Je faisais du blues, je chantais les peines de tout un peuple et je ne voyais pas ce qu’il y avait de drôle. J’ai mis un moment à accepter ce qu’il m’a expliqué : j’ai des tics nerveux. »

Comme pour illustrer son propos, son visage se convulsa en une brève grimace et je dû retenir un ricanement amusé, qui se coinça dans ma gorge.

« Si les gens riaient pendant mes chansons, c’était parce qu’ils pensaient que je le faisais exprès. Ça m’a déçu mais j’ai tenu bon. Ce qui m’a décidé à changer de carrière finalement, c’est quand Paulo, mon guitariste, m’a annoncé qu’il pensait que c’était une part intégrante du spectacle lui aussi. J’ai rejoins le cirque une semaine après, parce que je ne me voyais pas continuer à jouer du blues qui fait rire.»

Il termina son verre d’un trait et reprit la parole sans attendre.

« Je vois que vous avez retrouvé un peu de vocabulaire, vous allez peut être répondre à ma question de tout à l’heure, glissa-t-il. Maintenant que vous connaissez un peu de nos vies, faudrait peut être que vous partagiez un peu la vôtre. Qu’est-ce qui vous amène ici ? »

Je n’avais pas envie d’en parler, je n’avais pas envie de me replonger dans les dernières heures passées. Mais la loi du Talion s’applique toujours dans un bar : verre pour verre, anecdote pour anecdote. Ce qui était arrivé était à la fois tellement banal et tellement unique aussi.

« Ma femme me trompe, articulais-je en lisant les mots dans mon cocktail presque vide. »

Je redoutais la réaction de mes interlocuteurs. Je ne voulais pas de compassion, ni de cette philosophie de bistrot sur l’inconstance des femmes ou d’une de ces autres niaiseries qu’on peut entendre dans ces cas là. J’avais été à la place de celui qui rassure et qui remonte le moral, je savais que ce n’étaient que des paroles creuses, pour faire taire celui qui souffre et arrêter de penser à ce genre de choses. En coin, il me semblait que le barman avait posé son torchon sur son épaule et que le clown hochait la tête, en arborant une mimique compatissante. Quant à Bharat, son siège semblait être devenu inconfortable tant il se tortillait. D’après la concentration dont il faisait preuve, son titre olympique dans la catégorie « pivotement de verre de façon mal à l’aise » avait dû être mis en jeu.

Une main monstrueuse s’approcha de mon visage. Par réflexe, je reculais un peu avant de comprendre que les quelques glaçons perdus dans une mer de whisky étaient un geste gracieux du colosse. Je le remerciais d’un mouvement de tête entendu, qu’il me rendit.

« Vous avez découvert ça aujourd’hui ? osa Bharat à ce moment subtil où il n’est ni trop tôt pour briser le silence, ni trop tard pour ne pas sembler simuler un intérêt pour ce qui a été dit.

– Ouaip, m’obligeais-je à répondre. L’anniversaire que j’animais a été annulé alors j’ai décidé de rentrer chez moi. Ils étaient là, sur le lit, en train de faire leur petite affaire, comme des lièvres dans leur terrier. » En y repensant, j’étais heureux de terminer plus tôt, de pouvoir me changer, puis de profiter d’une soirée tranquille. Quand le destin en a décidé autrement même les plus petites envies peuvent être contrariées. Finalement, je n’avais pas pu mettre une tenue plus seyante et la fin de ma journée n’avait pas été des plus calmes.

Je m’enfonçais doucement dans l’apitoiement, voyant le niveau de comptoir s’élever au-dessus de mon regard au même rythme que baissait le niveau des glaçons baignant dans l’alcool. Je n’avais pas idée du temps qui avait pu s’écouler quand Isaac me sortit de ma torpeur. Proposant de trinquer avec nous aux aléas de la vie, il prépara une assiette de fruits secs qu’il déposa à notre attention. Je ne savais pas s’il s’agissait d’une façon cérémonieuse de compatir ou d’une invitation à remplir nos estomacs avec quelque chose de plus consistant. En observant le fakir et le clown piocher allègrement dans les noix en tout genre, je me demandais à quels moments ils avaient commandés leurs autres boissons. A en juger par le nombre de verres qui parsemaient le comptoir, mon esprit avait dû occulter une bonne partie de la soirée.

« Toujours pas d’alcool, Isaac ? demanda Bharat, alors que le barman remplissait une pinte d’un liquide rougeâtre vaguement translucide.
– Nan, fit l’autre de sa voix de basse, ça me donne des maux d’estomac et puis l’eau ferrugineuse, c’est bien pour ce que j’ai. Paraît que je manque de fer !»

Si le sous-entendu me fît sourire, il déclencha un rire franc chez ses deux autres clients. Certains détails m’échappaient mais je me réjouissais de voir ma morosité s’émousser. Cependant il m’était impossible de dire si c’était les différents breuvages que j’avais ingurgités ou la présence de cet étrange trio qui en étaient responsables. Porté par l’ambiance redevenue conviviale, je tendis l’assiette au barman.

« Tenez, lui proposais-je, c’est pas parce que vous êtes de l’autre côté du bar que vous n’avez pas le droit d’en profiter ! »

A mon grand étonnement, ils s’esclaffèrent tout trois. Isaac souleva une coupelle de trombones qui traînait sur son plan de travail et la posa au niveau du comptoir.

« Non merci, déclina-t-il en riant, j’ai mes propres amuse-gueules. »

Joignant le geste à la parole, il en prit une poignée et la mit à la bouche. C’était un heureux hasard que l’alcool ait anesthésié ma mâchoire parce qu’il me sembla qu’elle avait percuté le bois vernis en tombant. En un sens, son comportement avait quelque chose de logique et mon étonnement ne l’était pas. Il m’expliqua brièvement son existence d’ancien mangeur de métal, les foires qu’il avait animé, les publicités qu’on lui avait demandé de tourner en fin de carrière et cette opportunité de changer de vie qui s’était présentée lorsqu’il avait visité ce bar.

Plus la nuit avançait, plus j’en apprenais sur ce trio improbable mais je sentais grandir mon besoin de prendre l’air en fond de mes entrailles.

« Je vais y aller, annonçais-je à mes camarades de dégustation d’alcools forts. Je me sens comme dans une cage, je vais aller me dégourdir les jambes. »

Ils avaient tous cette lueur amusée dans les yeux en me regardant descendre de mon siège. L’opération était délicate. Non seulement quelqu’un avait rallongé mon tabouret de quelques mètres, mais ce vil individu s’amusait aussi à faire tourner tout le bar. Une fois ma difficile tâche accomplie, la main gantée de Georges vint saisir la mienne. D’aussi près, je pouvais voir les fibres brillantes de sa perruque, les confettis oubliés sur son col et le maquillage dégoulinant qui le faisait ressembler à un panda rouge et blanc.

« Je te sers la patte, dit-il, en espérant que ça te porte chance. »

Bharat, qui avalait une énième gorgée de bière, manqua de s’étrangler en entendant le manque de conviction de son ton. Je lui donnais une tape amicale sur l’épaule et entrepris de rejoindre la sortie. A mi-chemin de ce trajet épique, Isaac m’interpella : « Eh, si un jour t’as besoin, on est ouvert tous les soirs. ». Je dus mobiliser toutes mes compétences techniques pour faire demi-tour et le remercier par un signe de la main. J’espérais ne plus avoir à aller seul dans un bar la nuit, encore moins s’il s’appelait « L’abri ».

Saluant une dernière fois mes compagnons de fortune, je fermais la porte et dépliais mon parapluie. Le tenant bien au-dessus de ma tête pour ne pas me blesser avec les baleines cassées, j’étais prêt à affronter le reste de la nuit seul. Cette fin de soirée avait réconforté mes meurtrissures sentimentales. J’avançais sous la pluie, en me laissant distraire par le spectacle de l’eau s’infiltrant dans la fourrure de mes chaussures. J’avais trouvé cette ambiance atypique presque familière. A croire que certains endroits vous vont droit au cœur. Quelques pensées plus loin, je m’arrêtais sous un lampadaire pour réfléchir à ce que j’allais pouvoir faire. J’aperçus mon reflet dans une vitrine d’électroménager. En remettant mes longues oreilles en arrière, je repris conscience de ma tenue. Un mangeur de métal, un clown, un fakir et un type déguisé en lapin dans un bar, ç’aurait pu être une mauvaise blague.

Ecrit le 18/04/2012