Stalingrad, Ligne 2 – Décembre 2013

Josette Mbaye était mal à l’aise : le Président de la République était assis juste à côté d’elle. Elle remuait sur le banc en plastique inconfortable pour trouver une position qui ne révélerait pas son émotion mais elle était nerveuse et tous ses gestes la trahissaient. Ce n’est pas tous les jours qu’on a l’honneur d’avoir une personnalité aussi importante à ses côtés. Elle voulait lui parler, lui dire tout ce qu’elle endurait au quotidien et voir avec lui ce qu’on aurait pu faire pour l’aider mais elle n’osait pas.

« Peut-être que si je lui adresse la parole, se disait-elle en son for intérieur, ses sbires vont surgir de nulle part pour m’enfermer. Après tout, on ne se permet pas d’apostropher un Président comme on le ferait avec n’importe qui. » Elle changea d’appui, passant de sa fesse droite à sa fesse gauche. Elle contempla quelques instants ses mains aux doigts épais et à la peau pelée. Elle ne voulait pas être enfermée à nouveau, elle avait déjà suffisamment perdu de temps coincée entre quatre murs, mais personne n’avait jamais pris sa défense. Personne n’avait osé lever la voix pour la protéger et exprimer ses souffrances, mis à part Momo bien sûr. Sauf qu’il n’était pas là et que l’occasion d’une vie était posée là, juste à côté d’elle. Elle consulta le cadran : 2 minutes. Juste le temps nécessaire pour dire l’essentiel.

Elle se tourna légèrement vers le Président, toussota doucement pour attirer son attention. Les yeux rivés sur ses mains, elle était trop intimidée pour lui faire face directement.

« Excusez-moi de vous importuner, Monsieur le Président mais j’ai quelque chose à vous dire, souffla-t-elle. Je sais qu’on ne dérange pas un homme comme vous de la sorte, c’est juste que je voudrais vous faire part de quelques idées pour améliorer notre société, enfin si vous pouvez… »

Elle releva lentement la tête pour le voir. Il était immobile, le regard droit devant lui. Il ne daignait pas poser les yeux sur une simple femme qui lui adressait la parole. Josette sentit son pouls s’accélérer sous ses doigts posés sur son poignet. C’était tout de même bien malpoli d’un homme aussi respectable de ne pas prêter attention aux personnes qui lui demandaient gentiment de les écouter un peu. Elle haussa la voix.

« Écoutez Monsieur le Président, je ne veux pas être désagréable mais j’aimerais un minimum d’attention. J’ai 43 ans, suis mère de trois enfants et célibataire. Je gagne ma vie en nettoyant les bureaux de gens comme vous. Je n’ai peut-être pas votre prestige mais j’ai bien le droit d’être entendue quand j’en ai l’opportunité, non ? « 

Toujours aucune réaction. Cet homme qui maniait si bien les mots et savait s’attirer la sympathie de tous à la télévision semblait soudainement dépourvu de la moindre humanité. Josette commençait à perdre patience. Elle avait besoin de clamer haut et fort ce qui n’allait pas dans son foyer et dans cette société qui lui prenait tout. Elle se leva brusquement, esquiva quelques pas nerveux pour essayer de se contenir. Elle explosa.

« Monsieur le Président, c’est un scandale ! Oui, un véritable scandale que de laisser des gens dans des situations comme la mienne ! » Elle tournait en rond devant lui, accentuant ses phrases de gestes grandiloquents, en prenant garde à ne pas trop s’approcher du bord. Il ne paraissait toujours pas la voir. « Vous ne nous prêtez pas attention, Monsieur le Président, c’est pour cela que tout part à vau-l’eau dans cette société. Oui, tout part à vau-l’eau ! Vous n’entendez pas le peuple qui vit et qui gronde dans les bas-fonds. Vous êtes là, dans votre palais, enfin pas là maintenant, mais en général ! Vous ne savez pas ce que c’est de se lever chaque matin, d’aller travailler pour vivre dans la misère ! Non, vous ne savez pas ! »

Josette s’interrompit un instant. L’homme d’état était toujours là, stoïque, immuable et les gens sur le quai s’étaient poussés, lui laissant la place dont elle avait besoin pour son plaidoyer. Les vibrations sous ses pieds indiquèrent que le métro approchait. Elle le vit arriver à toute allure à quelques pas d’elle. Lorsque son regard revint sur le banc, le Président était parti. Le dégonflé avait filé le temps qu’elle regarde ailleurs. Le flot de voyageurs se déversa, lui enlevant toute chance de le retrouver.

Josette marmonna quelques jurons et monta dans la rame avant que la sonnerie ne retentisse. C’était regrettable de ne pas avoir pu converser avec cet homme de première importance. Elle en discuterait avec Momo, la prochaine fois qu’elle irait lui rendre visite Rue du Télégraphe. Elle trouva un siège près d’une fenêtre pour contempler la ville qui défilait. Le train s’arrêta à la station suivante, la tirant de ses rêveries.

Elle remua sur son siège en plastique inconfortable. Josette Mbaye était mal à l’aise : le Pape venait de s’asseoir juste en face d’elle.

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Cette nouvelle a été écrite dans le cadre d’un challenge d’écriture organisé par le blog « Les Bouquinautes ». Découvrez ou rejoignez le mouvement en cliquant sur ce lien. logo_ecrinautes

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1 Comment

  1. Très beau texte ! J’aime beaucoup, autant dans le style que la narration.
    La chute est très intéressante aussi, et m’a franchement – et agréablement – surpris.

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